« Ma première fois m’a déjà échappé », par Céline Didier pour 68 premières fois



Ma première fois
Ou plutôt…
mes premiers mots
ceux qui se sont précipités sur la page blanche
à peine ouverte
impatients de trouver leur place
soulagés d’être enfin posés là
au bon endroit

Et si on l’écrivait cette histoire

Le on…
D’anonyme
il est vite passé
au je
au tu
au nous
comme si seuls nos écrits mêlés
pouvaient démêler cette histoire

L’histoire…
Celle d’Hippolyte
résistant puis déporté
dont les rares vestiges
commençaient à s’effacer
laissant toute la place aux silences
aux questions sans réponse
aux interprétations sans fondement

La crainte…
De trahir la mémoire
de celui qui a connu l’enfer
parce qu’il a été trahi
de celui qui n’a pas remis ses écrits
en main propre
de celui qui n’a pas pu ou pas su
nous raconter l’horreur des camps

La force…
Puisée dans la certitude
d’accomplir sans aucune contrainte
ce que certains nomment
le devoir de mémoire
Exacerbée par la satisfaction
d’exaucer le vœu d’Hippolyte
écrit en toutes lettres dans un brouillon

Ma première fois
Ou plutôt…
mes premières fois
celles qui se sont ensuite enchaînées
à vive allure
comme si la première fois
aussi singulière soit-elle
ne pouvait se contenter du singulier

Toutes ces premières fois
qui ont succédé à l’écriture
le premier manuscrit envoyé
le premier contrat d’auteur signé
le premier livre reçu
la première rencontre organisée en librairie
le premier ouvrage dédicacé
renvoient la quadragénaire que je suis au plaisant statut de jeune autrice

Ma première fois
m’a déjà échappé
Elle ne m’appartient plus
Mon premier texte publié
passe aujourd’hui dans les mains
de tous ceux et toutes celles
qui le lisent
pour la première fois

d’origine : 68 premières fois

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