« décrypter et saisir l’Humanité dans son ensemble, ses fragilités comme ses forces »

Après plusieurs succès aux éditions L’Amourier à l’image de De l’univers visible et invisible consacré par le Prix (du métro) Goncourt en 2013, Cyrille Latour poursuit ses expérimentations littéraires influencées par ses autres pratiques et intérêts artistiques, qu’il s’agisse de musique ou de cinéma, en signant ces dernières années plusieurs textes aux audacieuses éditions Lunatique. C’est sur le plus récent que nous nous proposons de le (re)découvrir ce jour : Et puis viennent les hommes/Et puis viennent les femmes. Un livre double dans la continuité des thématiques (universelles, qu’il se donne, à savoir celles du deuil, des émotions, du partage, des rencontres, de l’amour, etc.) et le prolongement des réflexions que l’écrivain construit au fil de son œuvre, articulée autour des relations comme de l’autre, ceci peut-être pour mieux s’attacher en toile de fond à rendre compte, décrypter et saisir l’Humanité dans son ensemble, ses fragilités comme ses forces.

Rédigé dans un style compendieux, cette novella se présente comme le recto-verso d’une même histoire racontée par deux personnages et au moyen de deux points de vue différents. Celui d’un homme. Celui d’une femme. Histoire ou histoire/s qui sans que rien ne se passe vraiment, si ce n’est un malentendu, chemine/nt pourtant l’une vers l’autre, appelée/s à se rencontrer.

Le point de rencontre de ce court roman se situe dans le pardon (de l’un·e et l’autre). Cyrille Latour nous rappelle ici que tout un chacun peut, dans l’ensemble de ses relations, à un moment ou un autre, être amené à offenser ou blesser, parfois/souvent malgré lui, puisque être humain c’est accepter de faire des erreurs, c’est aussi tenter de les accepter, de les réparer, et espérer le pardon, mais aussi être capable de l’accorder à son tour. Noyau thématique central de cet opuscule, le pardon travaillé ici par Cyrille Latour apparaît comme un point de contact balbutiant, un pas en avant, une jonction. Par certains aspects, cette démarche pourrait s’approcher, mettre en pratique ou s’inspirer subtilement des théories d’E. Goffman, dont les travaux sociologiques accordent aux interactions réparatrices et aux actions correctives une place d’importance en comparaison des autres genres d’interaction que le scientifique observe par ailleurs. Chez Goffman, les réparations visent en effet à réguler les offenses ordinaires et sont des activités d’atténuation qui visent à contourner, endiguer la dispute. Ces dernières, contrairement à ce que l’on pourrait penser, ne sont pas toujours prodigués par « l’offenseur », mais peuvent l’être par « la victime », comme d’autres ont pu le souligner à l’image d’Emerson et Messinger à la suite de Goffman. Dans la révision réparatrice selon Goffman, celui qui répare en se justifiant ou en s’excusant tend à se faire reconnaître comme coupable, or, elle peut tout autant être accomplie par « la victime » et, dans ce cas, la réparation vise à dépasser le cadre d’une relation offenseur/offensé. La réparation doit alors inclure les tentatives de qui est susceptible soit d’offenser soit d’être affecté par la perturbation, présenter la situation autrement que comme un événement moral, une peine ou un délit. Sa logique est qu’aucun ne sait précisément avec certitude ce qui se passe, car le flou et la contingence sont à l’œuvre. Ce qui d’une certaine manière laisse des options ouvertes, laisse à autrui le soin de réflexions voire de trancher, la réparation passe ainsi par un report à plus tard d’une définition commune de ce qui a eu lieu. Et c’est peut-être cela finalement que Cyrille Latour propose en unissant ses personnages par une réparation, rituel au cœur des relations humaines, de l’échange, du dialogue comme de ses réouvertures potentielles.

Et puis viennent les hommes/Et puis viennent les femmes (ou inversement) composent deux récits liés que les lectrices et lecteurs pourront (re)découvrir face A et face B d’un même livre papier paru aux éditions Lunatique, qui de facto fait ici de l’expérience son terrain de jeu et d’originalité.


Karen Kaylat, Pro/P(r)ose Magazine, mai 2024




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