« Il y a des garçons comme ça. »



Le jeune Julian B., 15 ans, a poignardé Philippe D., un élève de sa classe. Drame de la jalousie, s’est-on empressé de conclure. Est-ce si sûr ? Selon le professeur de lettres des deux lycéens, les poètes Arthur Rimbaud et Charles Baudelaire y seraient aussi pour quelque chose. Sept protagonistes se relaient pour confronter leurs témoignages et évoquer la figure du meurtrier, auxquels vient s’ajouter un huitième, la victime elle-même, qui pourrait avoir sa part de responsabilité dans la survenue du drame. Que la poésie, en la personne de deux de nos auteurs les plus célèbres, y ait également la sienne n’est sans doute pas le moindre des paradoxes.


Le rival


Il y a des garçons comme ça.

Ils n’ont rien dit rien fait ils ne tendent pas le poing ne tapent pas du pied

ils ne vous font pas délirer et pourtant

on est tout de suite submergé par une vague d’aversion pour leur figure de malheur.

C’est irrépressible.

Aucun regard assassin aucun geste déplacé

on n’est pas toisé

pas jaugé jugé

pas agressé

leur regard nous fuit

leur souffle ne nous atteint pas

et pourtant

c’est un ouragan qui nous renverse.

Nos cheveux se hérissent nos oreilles chauffent

nos oreilles sifflent

on devient électrique on ne tient

plus en place

on se sent pousser des griffes de chat dans la gorge

des orties sous la langue

on a le nez qui pique

les yeux qui pleurent

la langue qui colle au palais

nos paumes

sont devenues moites

nos poings

se crispent nos jambes

flageolent

si on se lève on est

foutu

foutu

alors on reste assis

sauf que rester assis

aggrave le malaise. Lui

le garçon aux oreilles décollées ne se rend compte de rien ne comprend rien et pourtant il devrait savoir que sa seule présence constitue une offense

relève d’une promiscuité

inacceptable

insupportable.

Il ne sourit pas et continue à se taire il n’ouvre même pas la bouche ne bat même pas des paupières et c’est ça

qui nous tue

cette rigidité

comme s’il était mort changé en statue de pierre

ou de plâtre

mais pas de marbre le marbre

est ce matériau noble

dont se servent les grands artistes pour représenter les Dieux

pour immortaliser les illustres figures de l’Humanité.

Ce garçon est de chair et parce qu’il est de chair on a

férocement envie de le pincer de le mordre et de le griffer de lui décoller la peau. On aimerait qu’il se casse

la figure on aimerait

qu’il s’écroule les bras en croix

on aimerait lui marcher dessus

le piétiner lui arracher les bras et les jambes

l’écarteler.

p. 47-49


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